«Vous voulez copier mon film, faites-le!»

Entre documentaire et fiction,«How Is Your FishToday?» est un long métrage riche et passionnant. Rencontre avec Xiaolu Guo, cinéaste et auteure qui se sent libre lorsqu’elle écrit en Europe.

par STÉPHANE GOBBO

 

Pour la première fois, le Festival de films [de Fribourg] a réuni documentaires et fictions au sein d’une seule et même compétition. Incarnation parfaite de ce mélange des genres, le film chinois Jin tian de yu zen me yang?, que la réalisatrice Xiaolu Guo préfère présenter sous son titre anglais, How Is Your Fish Today? («comment va ton poisson aujourd’hui?»). Un scénariste dans son propre rôle, une histoire de meurtre et de fuite qu’il écrit et dont on voit quelques images, un village perdu au nord de la Chine, à la frontière avec la Russie: Xiaolu Guo brouille les pistes, joue avec les attentes du spectateur pour, au final, parler de cinéma et d’écriture.

 

 

Vous dites avoir voulu faire d’un paysage le personnage principal du film.Est-ce que vous avez construit le scénario autour de Mohe?

Xiaolu Guo – Le film est né de deux idées. La première était la censure; parce que mon ami Rao Hui, qui joue dans le film, avait écrit un formidable scénario au début de nos études à la Beijing Film Academy, il y a une dizaine d’années. L’histoire d’un homme qui, après avoir tué un membre du Parti communiste, est obligé de fuir. Rao avait envoyé son scénario à la commission de censure, qui l’avait refusé. Je lui ai alors dit qu’un jour, je filmerai son histoire. La deuxième idée à l’origine du film est effectivement le village de Mohe. Tous les Chinois le connaissent parce qu’on en parle dans les manuels d’école. L’endroit est présenté comme un lieu superbe et mystérieux; tout le monde veut donc y aller.

D’où une confusion entre le documentaire – Mohe,Rao en train de travailler – et la fiction,symbolisée par quelques images de l’histoire de l’homme en fuite...

J’ai une perception très étrange du documentaire. Mon film précédent, le documentaire The Concrete Revolution, qui a été présenté à Fribourg l’année dernière, n’était par exemple pas construit à partir d’une réalité ou d’interviews. Il ressemblait à Sans soleilde Chris Marker. C’était une tentative à l’aide d’une voix off, la mienne, de proposer une vision de l’histoire de la Chine, de montrer comment elle a changé et quelles conséquences ont eu ces changements sur les individus. Car comme le pays est aujourd’hui ambitieux, qu’il veut devenir riche, il y a forcément quelqu’un qui doit en payer le prix: les petits paysans. Mais The Concrete Revolutionne ressemblait pas vraiment à un documentaire et nous avons eu quelques problèmes à le présenter. How Is Your Fish Today? en est une sorte de continuation. Je voulais avoir non seulement des images documentaires, les habitantsde Mohe, la réalité d’écrivain de Rao, et des images de fiction, celles de l’homme en fuite. Nous avons alors décidé de mélanger la fiction et le documentaire sans chercher à les distinguer par des esthétiques différentes. Car dans mon cœur, il n’y a pas de différence. Il s’agit toujours de trouver un moyen de représenter une histoire.

 

 

Est-ce durant la phase de montage que le film a pris forme?

Nous avons tourné de manière libre, au hasard et avec beaucoup d’improvisations. L’idée de suivre un scénario nous ennuyait. L’histoire changeait chaque jour, nous tournions parfois des scènes qui n’avaient rien avoir avec le reste. Durant les cinq mois de montage, nous avons alors dû faire de gros efforts afin de construire un film qui fasse sens. C’était comme écrire un roman.

Dans le film,Rao doit livrer un scénario de style hollywoodien. Est-ce que les producteurs chinois ne cherchent en effet qu’à copier les Etats-Unis?

Le cinéma chinois est divisé en deux mondes. La majorité des films sont des copies, très mauvaises, de productions hollywoodiennes.L’autre monde, c’est celui du cinéma underground, ou disons plutôt indépendant, auquel j’appartiens. Beaucoup de jeunes cinéastes chinois sont issus comme moi de la Beijing Film Academy. Notre particularité, c’est d’être pour la plupart aussi écrivains. Notre financement vient de l’étranger, principalement d’Europe. Mon prochain film, dont le titre de travail est La Chinoise, en référence à Godard, sera une coproduction franco-allemande. Comme nous avons beaucoup de problèmes en Chine, où nous ne pouvons pas montrer nos films, nous nous tournons vers l’Europe. Mais comme nous faisons du cinéma d’auteur, nous devenons des cinéastes de festivals, ce que nous ne voulons pas être. Nous voulons simplement être distribués. J’espère par exemple que grâce à Fribourg mon film sera montré dans toute la Suisse.

 

Vous vivez à Londres.Afin d’avoir plus de liberté artistique?

Pas vraiment. D’ailleurs, je ne me considère pas comme vivant à Londres. Je voyage beaucoup et vit un peu partout, en Chine, aux Etats-Unis, à Paris. Mais là où vous avez raison, c’est que quand j’écris en Europe, je sais qu’il n’y a aucune censure; je travaille alors avec passion et honnêteté. A l’opposé, lorsque j’écris à Pékin, je pratique une sorte d’autocensure qui me pousse à ne pas traiter de certains sujets. Je ne peux pas me défaire de mon identité chinoise. J’ai ainsi compris pourquoi Kundera travaille à Paris et écrit en français. Je viens moi-même d’écrire mon premier roman en anglais.

Est-ce salutaire d’être à la fois écrivaine et cinéaste?

Lorsque je passe beaucoup de temps à écrire un roman, j’ai l’impression que la réalité meurt. Je perds le contact avec la société, les vrais gens. J’ai alors besoin de faire un film, de travailler avec une équipe.

Souhaitez-vous adapter un de vos livres?

Absolument pas. Par contre, plusieurs compagnies, dont Columbia, s'intéressent à mon dernier roman, l’histoire d’une jeune paysanne qui part apprendre l’anglais à Londres et vit une histoire d’amour avec un bisexuel.

N’avez-vous pas peur de laisser quelqu’un d’autre mettre en images ce que vous avez écrit?

Je ne suis pas possessive avec mon travail. Quand j’ai fini quelque chose, je ne m’en occupe plus. Je ne suis à la base qu’une paysanne chinoise, donc le droit d’auteur ne m’intéresse pas. Vous voulez copier mon film, faites-le! En tant qu’artiste, ce que j’ai créé m’ennuie. Ce qui me préoccupe, ce sont mes cinq prochains films et mes cinq prochains livres.

 

 

 

 

 

Paru dans La Liberté, Fribourg, Suisse, 23 mars 07, à l'occasion du passage du film au Festival International de Films de Fribourg

 

 

 


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© 2004 - 2006 Xiaolu Guo