cover_156K  

UFO IN HER EYES

 

Cet obscur capitalisme tombé des étoiles

 

LE TEMPS, 29 FEV 2012

Antoine Duplan

 

La vie d’un village chinois est perturbée par le passage d’un ovni

Quand les extraterrestres visitent notre planète, ils atterrissent de préférence aux Etats-Unis. Rompant avec leurs habitudes, les petits hommes verts se posent pour la première fois à notre connaissance en Chine. C’est évidemment moins spectaculaire que dans Independance Day. Lumière blanche, souffle étrange, les lombrics se tortillent, un buffle mugit, la Vérité est ailleurs.

La réalité de l’observateur influe forcément sur l’aspect de l’objet volant non identifié. Pour Kwok Yun, il ressemble à un «sac de nouilles». Pour la cheffe du village, l’engin doit ressembler à Mao, tel qu’il décore toujours son bureau, rayonnant sur son affiche. Kwok Yun est ouvrière à la mine. Les villageois la méprisent car, à 35 ans, elle est toujours célibataire. Lorsque Kwok Yun rapporte à Cheffe Chang le contact qu’elle a eu, la vieille communiste comprend immédiatement que cette rencontre du deuxième type est l’occasion rêvée de faire faire au village un grand bond en avant. UFO in Her Eyes révise malicieusement la théorie selon laquelle les extraterrestres ont amené la vie sur terre: ils auraient aussi introduit le capitalisme en Chine.

Le village de l’Oiseau-aux-Trois-Têtes va d’autant plus vite pouvoir entrer dans le tertiaire qu’un touriste américain, mordu par un serpent et secouru par Kwok Yun, encore elle, a envoyé un chèque de 3000 dollars, aussitôt collectivisé.

Cheffe Chang voit grand: un parc thématique, à mi-chemin entre Disneyland et le Mystery Park de von Däniken, avec hôtel de luxe et terrain de golf. Evidemment, il faut procéder à quelques aménagements du territoire, assécher le plan d’eau du pêcheur, bétonner le champ du laboureur, abattre l’arbre pour planter la plus hideuse des statues cosmiques…

Née en 1973 dans la province du Zhejiang, la réalisatrice Xiaolu Guo a gagné le Léopard d’or à Locarno en 2009 avec She, A Chinese, l’ascension sociale d’une jeune campagnarde dotée d’un fichu caractère. Sinon, elle a réalisé trois documentaires et écrit plusieurs livres, dont A Concise Chinese-English Dictionary for Lovers, traduit en 25 langues. Avec UFO in Her Eyes, elle se livre à une satire grinçante de la Chine contemporaine, écartelée entre son héritage communiste et son aspiration au néo-libéralisme désinhibé.

Xiaolu Guo se souvient des vieux paysans de son village, «pleins d’amertume et de sombres ressentiments. Les plus anciens avaient été les témoins radicaux de l’histoire de la Chine, du féodalisme au communisme. Ils ne pouvaient s’adapter à la nouvelle société et ont vécu le reste de leur vie dans la douleur et la colère.» Dans UFO in Her Eyes, la cinéaste, qui se réclame du surréalisme, traduit ce sentiment d’injustice. Sur le mode de la farce: le boucher poursuit, hachoir à la main, l’inspecteur de l’hygiène qui dénonce sa cochonnaille couverte de mouches. Sur le mode tragique: le pêcheur finit par se noyer dans ce qui reste de son étang moribond.

UFO in Her Eyes est un film baroque, brinquebalant sans vergogne d’un registre à l’autre. La réalisatrice multiplie les points de vue. Elle filme en noir et blanc les entretiens menés par la police qui enquête sur l’ovni et au grand-angle les scènes vues par les animaux… Elle aligne des scènes pathétiques et hilarantes.

Prise dans la tourmente de la mondialisation, la Chine se tourne vers le modèle américain, fautes d’orthographe comprises: «Obama wellcome you to UFO Hotel», «Golf’s comming»…

S’improvisant astronome, Cheffe Chang explique que les planètes tournent autour de la lumière du communisme chinois. Elle attribue à Kwok Yun la médaille de la paysanne modèle. Et un millionnaire vient enseigner à quelques pauvres villageois les cinq règles pour devenir riche.

Kwok Yun se marie avec le directeur de l’école. Cheffe Chang se réjouit: «Ce mariage entre une illettrée et un intellectuel illustre l’idéologie de notre nation.»

Le choc des cultures culmine dans un chaos babélien. De retour au village, le riche Américain, plein comme un coing, braille une chanson que personne ne comprend. Plus loin, les paysans bloquent les pelles mécaniques venant ravager leurs champs. La police réprime durement l’insurrection. Et la pluie tombe, noyant la noce et les illusions. La morale est amère: quel que soit le régime en place, c’est l’individu qui trinque…

Pour Xiaolu Guo, l’avènement brutal du capitalisme nie l’identité culturelle et engendre le no future. La réalisatrice propose toutefois une conclusion légère, de l’ordre de la fable.

Le marginal du village bricole son propre ovni, un vaisseau tarabiscoté combinant la bulle de savon et des morceaux de bicyclette. Kwok Yun embarque dans cette arche de Noé plus légère que l’air. Destination le pays de l’amour et de l’eau fraîche, au large de toutes les doctrines…

 

 

 

 

 

article original

 

retour

 

 

  © 2004 - 2012 Xiaolu Guo